Léo Ferré - Trois Ferré en un

Trois Ferré en un

Hugo VERLOMME

LES NOUVELLES LITTERAIRES - Semaine du 10 au 16 novembre 1975

Pour la première fois à Paris, Léo Ferré apparaît habillé d'un orchestre symphonique de 135 musiciens et choristes. Etre chef d'orchestre : un rêve d'enfant, une nouvelle identité avec la musique. Avant de douter, de hausser les épaules, allez voir cet événement au Palais des Congrès,qui est à la fois un aboutissement et une renaissance. Vous entendrez Beethoven, Ravel, mais aussi, surtout, en eux et au-delà d'eux, Ferré. Un autre Ferré : toujours le même...

"Vous savez - nous a dit Léo Ferré - c'est vrai qu'il s'agit-là d'un rêve d'enfant. C'est à dire un rêve que j'ai toujours eu en moi, tout en pensant ne jamais pouvoir le réaliser. Mais là, je me libère de quelque chose : la découverte de la musique a été pour moi une chose grave, un peu honteuse... J'avais neuf ans, j'étais dans un collège, où ma mère passait me voir régulièrement. Un jour, juste avant qu'elle ne reparte, nous sommes entrés ensemble dans une crèmerie. Il y avait là un gros poste de T.S.F., et c'était la première fois que j'en voyais un. Il diffusait la 5ème Symphonie de Beethoven... Je me suis mis à pleurer. Maman m'a demandé pourquoi, je n'ai pas osé avouer, et lui ai répondu : "Parce que tu vas t'en aller". J'avais eu honte... Plus tard, j'assistais aux concerts de l'Opéra de Monte-Carlo, et le jeu du chef d'orchestre me bouleversait.
Lorsque mon téléphone a sonné et que l'on m'a proposé de mettre l'orchestre symphonique de Liège à ma disposition, j'ai eu du mal à le croire. J'ai à peine eu quelques mois pour me mettre au point, mais ça a très bien marché à Bruxelles comme à Montreux.
Avec l'orchestre qui m'accompagne au Palais des Congrès, tout se passe bien. Heureusement, car j'ai plus besoin d'eux qu'ils n'ont besoin de moi. Ils sont très homogènes, ils jouent avec une grande passion ; pourtant nous n'avons que six répétitions ensemble !
Cette nouvelle face est pour moi d'autant plus importante que j'en avais marre de ce que je faisais. De ce qui se passait dans ces salles bourrées de monde et d'agressivité, où j'effectuais mes tours de chant. Mais en fait, c'est grâce à l'autorité que j'ai acquise, grâce à ces années de travail qu'aujourd'hui je peux faire cela. Il a fallu passer par là, et c'est très bien ainsi. Car supposez qu'aujourd'hui je sois un grand chef d'orchestre et que je décide de me mettre à écrire des chansons et de les chanter : ce ne serait pas possible. Il est plus difficile d'acquérir le calme et la lucidité de chanteur que de diriger un orchestre. Enfin, tout ça est formidable, et personne ne fait ce que je fais... Ah je suis orgueilleux ! ... Mais parfois aussi je suis humble. Vous vous rendez compte, j'ai trois ans et demi et mille ans, et je recommence à zéro !"

Une répétition

Nous avons assisté à la troisième de ces répétitions. Au contact que Léo Ferré a avec les musiciens, on peut penser qu'ils travaillent ensemble depuis toujours. Un violoniste vient lui proposer un arrangement, on se tape dans le dos, sans plus entendre la cacophonie des bois qui s'accordent. Ferré zigzague parmi eux comme dans une maison pleine d'amis. Et puis il y a son fils Mathieu, âgé de cinq ans et demi, beau comme un prince, qui traîne un gros chien entre les étuis des contrebasses, vieux messieurs en habits. Il s'installe dans le couloir lorsque la musique commence, et se plonge dans les illustrés, ignorant les tremblements de terre provoqués par la grosse caisse. Sur une petite estrade, son père, la tête obliquement inclinée vers les cordes, gesticule, non, danse. Sans partition, sans baguette magique, ils suspend les notes à ses doigts. "Allez, on reprend le dernier 5/8, les violons doivent attaquer Ta, Ta, Ta !" il tape du pied. Un musicien se penche sur ses feuilles :
"C'est si bémol ou si bécarre ?" La mélodie reprend, entraînée par les seuls gestes d'un homme curieusement crispé et détendu, au blue jean's froissé, qui lance tout son corps dans le corps d'une musique si bien connue qu'elle en devient sentie. Un cri jaillit du geste ; puis des mots, ceux du Mal-aimé. Ce n'est qu'une répétition, interrompue, hachée et pourtant chaque bruissement est une danse, chaque chuintement une chanson. Il y a, dans la façon qu'a Léo Ferré de faire "sortir" la musique, une étrange ressemblance avec ses chansons (qu'il a, pour la plupart, composées lui-même), des intonations brutales, les silences, qui sont sa voix, ses cris. D'un coup, le dos plié, les jambes brisées, il balaie l'espace, une déchirure dans le silence.
Un instant, Ferré est devenu Beethoven, ou l'inverse. Puis; la musique s'est tue. Mathieu, qui a la démarche de son père, taquine un violon, esquisse un mouvement de Kung fu, comme son père un instant plus tôt se jetait corps et âme dans le grand demi-cercle de l'orchestre.

Ce que fait Ferré n'est pas le fruit du hasard ni de la mégalomanie. Dans sa façon de diriger d'ailleurs, il n'y a pas de place pour le hasard, tout juste pour ses chansons, violentes ou tristes, qui rebondissent sur les musiciens et vous éclaboussent de leur énorme puissance.

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