Léo Ferré - Cela doit-il être ?... Cela est

Cela doit-il être ?... Cela est

Jacques ERWAN
Libération du 12 novembre 1975

Léo Ferré a chanté Paname, l'amour et l'anarchie... Il a emprunté les textes de quelques "paroliers" célèbres : Baudelaire, Rimbaud, Appolinaire, Aragon... et a mis ainsi leur poésie à la portée du plus grand nombre... Il s'est frotté à la pop musique, avec le groupe Zoo... Il a hurlé "Il n'y a plus rien" et puis... il y a eu... "L'espoir"... l'espoir qui depuis l'habite.

Aujourd'hui Léo Ferré a-t-il 20 ans ? " Non, répond-il, 18 et 10 000 "...
L'état civil pour sa part lui impose une presque soixantaine aux arabesques de cheveux argentés. Plus d'un demi-siècle de solitude... Malgré la sérénité d'une vie partagée entre le travail, sa femme et son fils Mathieu. Malgré aussi les amis, la notoriété, le succès.

À l'âge où d'aucuns songent à une légitime retraite, Léo Ferré se lance dans une nouvelle aventure. Non content d'avoir jadis gratifié Vauban du mot de Cambrone, il récidive et gueule un "merde" retentissant aux mélomanes éclairés, distingués et pisse-froids. Il défie les amateurs d'étiquettes définitives et rassurantes et, éléphant du cirque des variétés dans le magasin de porcelaine de la musique classique, il brouille le jeu et redistribue les cartes.

UNE GAGEURE

Jusqu'au 30 novembre, pendant deux heures trente, chaque soir, au palais des Congrès, il chante et interprète ses chansons... tout en dirigeant les 120 musiciens et choristes classiques qui l'entourent sur le plateau. Un pari inédit. Une gageure qui tient de la performance intellectuelle et de l'exploit physique. Par ailleurs l'orchestre interprète sous sa direction deux oeuvres classiques : l'ouverture de Coriolan de Beethoven et le concerto pour la main gauche composé par Ravel pour un pianiste manchot.

Immense provocation, réalisation d'un rêve, trahison ? La musique dite classique n'est pas en soi réactionnaire. Même si aujourd'hui, confisquée par une classe, ses conditions d'apprentissage, de production et d'exécution en font un art élitiste, un plaisir réservé aux "nantis" et interdit aux autres. Mais sa nature ne la prédestine pas fatalement à être et demeurer l'apanage de la bourgeoisie. Ses racines sont souvent populaires et il est des oeuvres de Beethoven, Chopin et consorts qu'irrigue le souvenir de mélodies ou de chansons populaires de l'époque.

En fait, Léo Ferré profite de sa notoriété de chanteur de variétés pour ébranler les colonnes du temple, et il est probable qu'il ne s'arrêtera pas à cette première expérience. Il refuse les catégories et l'existence de cette frontière arbitraire tracée entre les variétés et la musique "classique". Pour lui "Le temps des cerises est beaucoup plus important qu'une mélodie de Shumann". Il y a la musique et il existe de bons et mauvais concertos classiques comme de bonnes et mauvaises chansons.

"La musique ne s'apprend pas, dit-il, on apprend la grammaire". Et il ajoute : "Je déclare formellement qu'on n'apprend pas à diriger un orchestre... Cela vient du fond de l'âme, du fond du coeur, du fond du sexe, du fond de la tête."

Au palais des Congrès, Léo Ferré réalise un vieux rêve. Un rêve qui naquit lorsque enfant, il entendit pour la première fois "Les trois coups du destin" de la 5ème symphonie de Beethoven à la radio... dans une crémerie. Emu par cette musique, il éclata en sanglots, comme à l'issue d'un concert dirigé par Toscanini auquel il assistait... A 14 ans, il demande à son père l'autorisation de rentrer au conservatoire. Refus, car "la musique ne nourrit pas son homme". Et Ferré aujourd'hui répond : "Si vous saviez, Monsieur, combien j'ai nourri de personnes depuis que je fais de la musique !". (Cf Libération du 27 août 1975).

Le récital du palais des Congrès est une sorte d' "opéra" en deux actes qui s'ouvre avec La vie d'artiste se poursuit avec Love, Requiem et L'oppression et s'achève avec L'espoir... Un "opéra" parfaitement structuré dont les enchaînements assurent un remarquable crescendo.

Vêtu de noir, Léo Ferré interprète seul, assis au piano devant un rideau fermé La vie d'artiste. Le rideau s'ouvre et l'orchestre, sous la direction de Ferré, accompagne Préface : "... Beethoven était sourd..." Sans interruption, l'orchestre enchaîne l'ouverture de Coriolan de Beethoven. Ensuite, Ferré reprend Préface et interprète en dirigeant l'orchestre La chanson du mal aimé d'Apollinaire qu'il a mise en musique. La première partie s'achève avec deux hymnes : Love et Requiem.

Dans la seconde partie on retrouve davantage le Ferré mordant, agressif, émouvant, bouleversant, incantatoire avec L'oppression, Les amants tristes, Muss es Sein es Muss Sein (un texte de Ferré écrit à partir de ce mot de Beethoven : "Cela doit-il être, cela est"), La mort des loups (une chanson écrite par Ferré après l'exécution de Buffet et Bontems, pour Mireille Mathieu et qu'elle n'a jamais chantée), La solitude le concerto pour la main gauche de Ravel et L'espoir.

Un véritable marathon au cours duquel Ferré démontre une fois encore son talent et sa maîtrise. Il chante et évolue sur le plateau grâce à un micro émetteur, tout en dirigeant. Ses mains découpent l'espace, dessinent de multiples arabesques, frappent l'air de coups de poing... Gestes grâcieux ou saccadés selon les exigences de la partition. Gestes auxquels sont suspendus l'orchestre, les choeurs, les solistes. Gestes qui confèrent à cette musique sa délicatesse, sa force, sa violence, son âme, ses tripes... Le visage mobile de Ferré, tour à tour souriant ou contracté, reflète la partition... Lorsque le spectacle s'achève, 4 000 personnes debout acclament le chanteur de variétés devenu chef d'orchestre.

"Cela doit-il être ?... Cela est."

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