Léo Ferré - Le Palais des Congrès, les articles

Le Palais des Congrès, les articles

1975

Une allée ouvre en deux la mer noire des 140 musiciens et choristes massés sur la scène du Palais des Congrès. Et Léo Ferré semble marcher sur les eaux. Lorsqu'il entre, il est échevelé, livide, sanglé dans un vague battle-dress couleur de suie, corseté d'arrogante humilité. Pour la première fois en France, il va diriger. Sans baguette, sans partition : "continuer d'apprendre sans savoir".

Allez ! Que caracole Coriolan, "Muss es sein, es muss sein" ("Cela doit-il être, cela est"), comme disait ce "sourdingue" de Beethoven. Voici le pianiste Dag Achatz, fidèlement manchot par respect pour Ravel et Ferré, qui concertise de la main gauche. Voilà "La chanson du mal aimé" d'Apollinaire, le bien-aimé.

Voilà d'autres chansons qu'il ne doit qu'à lui-même, poèmes rageurs et tendres qui parlent de "La Solitude", de "L'Oppression", des Amants tristes" ou de "La Mort des loups". Ces loups-là, "sans queue ni tête", ce sont Buffet et Bontems...

Le courant passe. Alors, Ferré, Saturne en chemisette, met des ailes à ses angoisses et renonce presque à la volupté de l'invective.

"La musique souvent me prend comme l'amour", a-t-il écrit. Au Palais des Congrès, jusqu'au 30 novembre, la musique, en effet, le prend, l'emporte, le métamorphose, le rend enfin "heureux comme un petit enfant candide". Et son bonheur est contagieux.

Danièle Heymann
L'Express - semaine du 17 au 23 novembre 1975

Léo Ferré, en jean délavé et chemise noire, le lichen gris de ses cheveux lui faisant une auréole, est monté sur l'estrade, face à la salle, comme un vieux capitaine anxieux à l'étrave de son navire. Il a d'abord chanté -mezza voce- "la vie d'artiste". Puis, sans transition, Beethoven a chassé la chanson. Et ce fut l'ouverture de "Coriolan".

Les Frontières entre la "grande" musique et la "petite" soudain s'écroulaient dans le fracas des cuivres et le froissement des cordes. Au pupitre, Ferré, les yeux fermés, dansait, comme ivre, tanguait, comme saisi de vertige, dirigeait, émerveillé.

Danièle Heymann
L'Express 24 novembre 1975

Léo est revenu avec un grand orchestre de cent vingt musiciens et choristes. Eux, jeunes et moins jeunes, viennent des concerts Pasdeloup. Aux répétitions, ils ont vu Léo s'approcher d'eux avec beaucoup d'humilité, puis, avec son énorme vitalité, son instinct, chantant les notes, décomposant les plans, ouvrant son coeur, dialoguant avec eux, se faisant applaudir à la fin de la séance et leur disant :"Maintenant, on est vraiment marié pour un mois."

Léo est sur la scène du Palais des Congrès avec toujours la même crinière blanche, le pantalon et la chemise noirs. Face au public, l'orchestre en deux quart de cercle autour de lui, il chante et s'accompagne. La Chanson du mal-aimé. Et le concerto pour la main gauche, de Ravel, parce que, dit-il, "c'est plein de morts, c'est une danse macabre".

Mathieu, dans les coulisses, "Mathieusalem", comme dit Léo, regarde Ferré, voit son visage pleuvant de sueur, écoute. Léo chante ses nouvelles chansons, fait rouler les mots, crie, évoque "les loups endimanchés, les loups qui tendent la patte", ceux qui dérangent la nuit et ceux qui ressemblent à des anges blonds et que l'on flingue dans un café de Clignancourt. Léo part dans un délire de je t'aime, mais se rappelle l'Espagne, mais se souvient d'une vie qui a parcouru cinquante-neuf ans, qui a connu des déboires et des faillites, qui a eu ses faiblesses, qui a connu des rencontres de hasard et des femmes aujourd'hui perdues, hors du champ. Et puis Léo heureux, Léo la vie, sait bien que malgré tout il y a toujours et encore la solitude.

Léo. Ferré Léo s'offre avec une immense, une pure générosité. Et c'est beau. Grandiose par instants. Emouvant.

Extrait de l'article de Claude Fléouter "Léo la vie"
Le Monde - Novembre 1975
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