ARGENTINE-RIVIERA

Ta tête, ton geste, ton air
Sont beaux comme un beau paysage
CHARLES BAUDELAIRE

Léo Ferré - Argentine-Riviera

"Une chanson, qu’est ce que c’est ?
Des paroles si simples qu’elles en sont inoxydables, comme celles d’Apollinaire ? Sous le pont Mirabeau coule la Seine...

Ses images si chargées de sexe et d’ombre qu’il vous faut les mettre en eau, en onde, en oratorio :

Voie lactée ô soeur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses

Des paroles si musicales que la musique en coule comme de celles d’Aragon ?

Il existe près des écluses
Un bas quartier de Bohémiens
Où la belle jeunesse s’use
À démêler le tien du mien

Et si elle ne vient pas à mes doigts, la musique, je passe à un autre poème parce que celles qui viennent immédiatement ont une chose en plus. Et cette chose reste gravée aussi bien dans un cerveau de trois ans que dans un cerveau de trente, ou celui de ton chien.
Et ne me demande pas pourquoi j’écris. Ni comment j’écris. Rien à expliquer. Rien à savoir. Aucun plan, aucune technique, aucune étude. Aucune formation, aucune programmation, aucun savoir-faire ne t’apprendra à être poète.
La musique est intérieure. Elle remonte à la petite enfance. L’art de la composition, itou. Les grands maîtres, ce n’est pas de leur étude – indispensable, pourtant – que naîtra l’étincelle de la musique. Ce n’est pas cet infini qui te fera artiste. C’est le mystère qui est en toi et non à l’extérieur de toi.

Je prends mon cahier et si ça vient, je burine. Après je jette. Ou pas. Et même pas du tout. Je garde les ratures, les bouts de papier. Si je les perds, je finis toujours par les retrouver sous mon front.
L’inscription claire des mots écrits, des notes, des portées, comme une enseigne. Je la vois, la musique, comme un néon intérieur.

D’autres passages que ma main a trouvés et transcrits sont oubliés par ma tête. Et quand mes yeux les découvrent, un jour, il y a toujours une oreille, un bout de cerveau qui dit « tiens, j’ai fait ça ! » et quand ma bouche les déchiffre comme une zone inconnue, qu’elle rit ou pleure et dit « pas mal » je sauvegarde.

Quand je me mets au piano et que mes doigts courent, je suis seul à faire le choix, éjecter ou pas. Seul, à ne pas montrer. (Montrer, ce sera plus tard. Je fais écouter la pièce à Caussimon : s’il pleure, c’est bien.)

Cette chose-là ne peut se partager. Exige une solitude totale. Laquelle solitude n’est pas chagrine, mais heureuse. C’est l’empêcher qui rend malheureux. Aigre. Spleeneux. Méchant.

Je suis souvent empêché. Depuis tout petit. Le piano était destiné à Lulu, pas à moi. (« Le piano c’est un agrément pour les filles. »)

Tout le temps, j’ai rêvé d’une chambre sous les combles. Une cellule loin et près de la maison. Nous sommes des hommes au foyer, les artistes. Picasso, qu’est-ce qu’il fait ? Il ne sort pas de chez lui, mais Picasso a un immense atelier où nul n’ose frapper. D’autres ont une chambre en ville dans laquelle ils se rendent comme au bureau à heure fixe. Moi l’écriture, c’est tout le temps.


La nuit s’étend, l’odeur du Bois submerge celle des voitures raréfiées, il est quatre heures. On se met au travail. Arkel se couche au pied du piano et mes mains jouent les rimes du cahier, couché sur mes genoux. Je n’ose pas encore lâcher la musique seule, je lui mets des paroles.

Il ronfle, bercé chaudement, le Arkel : c’est bon. S’il se gratte, il faudra peut-être revoir le rythme, la fluidité, l’arrangement.
J’aurai un arrangeur, très bon, Jean-Michel Defaye, mais un jour je ferai toutes les orchestrations moi-même.
Tu sais ce que Beethov a dit, que l’arrangeur doit être le compositeur lui-même. Il a raison.
Si la maison est libre, je gueule à pleine voix. Mon corps tout entier dans ma voix avec son coeur, ses tripes, son sexe, son souffle, sa mémoire et son devenir. Et si elle n’est pas libre, je me restreins. C’est le problème.
L’écriture, la musique que les doigts redécouvrent, c’est une surprise. Une jouissance. Solitaire.
On éprouve une inlassable curiosité à les refaire jusqu’à l’accomplissement. Harassement total du corps qui est passé par toutes les émotions et par la concentration, à son insu, de chaque muscle.


J’habitais avec des hommes dans cette province de Maillot, et je faisais des choses d’homme. Espérer, attendre, aimer une femme. Chanter, aller au music-hall pour voir. Et se taper l’autre versant. Le démarchage, les papiers, l’inéluctable attente qui rythment la vie d’artiste, la rend grise, besogneuse, avec des journées de trente minutes ou de dix-huit heures, six fois au moins la semaine..."

extrait du livre "LéO FERRé, UN ARTISTE VIT TOUJOURS DEMAIN" de Jocelyne Sauvard
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