Extrait du livre LEO FERRE de Gilbert SIGAUX

"Ce sont de drôles de types"

Extrait du livre "LEO FERRE" de Gilbert SIGAUX

Il n'est pas, ou il est peu, pour qui sait lire, d'écrivains solitaires, c'est-à-dire sans racines ou fraternités littéraires. Ce n'est pas une question d'originalité : on ne copie pas ceux qu'on considère comme des guides immatériels, des étoiles dans un ciel, des compagnons silencieux. On leur doit (on est parfois seul à le savoir) un accent dans le style, ou plus simplement une manière d'entrer dans la vie, de la traverser ou d'en sortir.
La force singulière que Léo Ferré a donnée à ses poèmes, leur rythme lié à une musique, leur style lié à sa voix, ne l'empêchent pas d'être un poète de tradition.

Encore faut-il s'entendre sur la tradition. Ce n'est pas le hasard qui nous fera rassembler Rutebeuf, Villon, Baudelaire, Apollinaire, Rimbaud et Aragon.
A chacun de ces poètes, Léo Ferré a donné, par la musique et la voix, quelque chose de lui-même. Et ce n'est pas non plus le hasard qui a mis André Breton et Benjamin Péret sur son chemin.
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Tout le monde connaît maintenant - combien d'entre nous grâce à Léo Ferré ? - l'admirable Complainte Rutebeuf et la Griesche d'Yver que notre poète chante sous le titre : Pauvre Rutebeuf.
Il reprend ces vers qui ont traversé près de sept siècles et qu'il aurait pu écrire lui-même, tellement ils correspondent à sa sensibilité :

Que sont mes amis devenus
Que j'avais de si près tenus
Et tant aimés ?

Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés,
L'amour est morte.

Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta.

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Il est plusieurs façons de traiter les poètes morts. On peut les farder, les arranger -dans le sens que l'argot donne à ce verbe- les couper, leur faire dire des mots qui ne sont jamais sortis de leur bouche ou de leur plume. Pour ce travail, les faux-témoins abondent, et pas seulement dans le domaine de la poésie...
On peut aussi étudier de près, de très près, une vie et une oeuvre, en allant des brouillons aux comptes de blanchisseuse, des domiciles aux maîtresses, des amis aux ennemis, etc...
Cette dernière activité, nécessaire et raisonnable, sert finalement les poètes.
Mais pour combien d'entre eux faudrait-t-il aussi ressusciter la voix ?
Elle est enfermée dans des textes qui ont eu à leur naissance et en leur temps un accent, une résonance, une chaleur alors inoubliable et pourtant oubliée.
Les plus honnêtes recherches ne nous font pas entendre cette voix.
Ce que Léo Ferré a fait hier pour Rutebeuf, et qu'il va faire pour Villon, c'est une résurrection.

Les amateurs de poésie ont Rutebeuf et Villon dans la mémoire, depuis longtemps.
Mais, grâce à Léo Ferré, des hommes pour qui la poésie est une chose lontaine et généralement ennuyeuse, qui correspond à l'école et à la jeunesse, vont porter en eux la chanson désolée du pauvre Rutebeuf et bientôt la ballade des pendus ou tel autre cri venu du Testament.
On ne lira peut-être pas davantage Rutebeuf ou Villon dans le texte, mais on les chantera, on les connaîtra, on les aimera.

Ainsi les poètes ont-ils une manière de se suivre et de se donner la main, hors du temps : les vivants font comprendre les morts.

Si les mots employés ont des orthographes différentes, la musique du coeur et de l'esprit se répond, à des siècles de distance.

Ainsi Apollinaire écrivant :
Les jours s'en vont je demeure

reprend un vers de Villon
S'en est allé je demeure

Mais ce ne sont pas seulement des rappels de ce genre - la mémoire involontaire peut à la rigueur les commander - qui témoignent de la fraternité des poètes.
Troubadours et trouvères des siècles passés, poètes lyriques du XVIe siècle voués à l'Amour absolu ou désespérés du XIXe ont parlé des saisons, des joies et des peines d'amour, de l'attente du bonheur et de son regret, de leurs extases secrètes dans la vie brève, des guerres et des souffrances de leur temps. Beaucoup sont aujourd'hui enfermés dans des livres avec, pour certains, des mots anciens, d'une autre forme que les nôtres, des mots étranges qui nous dérobent le visage de ceux qui les choisirent.

Réveiller ces frères endormis et leur donner de nouveau la vie, c'est être poète, c'est contribuer à donner à la poésie sa vraie place dans la vie des hommes.

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