Léo Ferré - Extrait du blog de Philippe Sage

Extrait du blog de Philippe Sage

Tu sais, c'était un samedi, je crois. Il faisait beau. J'allais vers le kiosque à journaux.
Celui de cette drôle de place.
D'Aix-en-Provence.
Vraiment, il faisait très beau.
Et puis, tu sais quoi, comme ça, j'aperçois Libération, pleine page; Une qui crevait l'oeil.
En noir et blanc.J'me dis, mais c'est quoi ? On dirait - j'te jure, c'est vrai, j'ai pensé à ça - une statue grecque.
Alors je m'approche, je veux voir, de près, et là, je le reconnais, d'un coup : c'était pas une statue grecque,
vois-tu, non !
C'était Léo. La gueule de Ferré. Il était mort. C'est pour ça. Qu'il faisait la une.
Après je sais plus.
J'ai pris l'antenne.
Je voulais pas être là.
Je voulais foutre le camp, tu comprends ?
Voir la mer; Son "balancement maudit qui vous met le coeur à l'heure".
Je voulais être seul.
Tout seul.
Comme dans cette voiture.
Une R12 TL
Blanche.
A droite, ma soeur. Devant, au volant, mon père. Et, à la place du mort, ma mère.
Et la radio, France Inter, qui crachait les dernières nouvelles.
Et tout d'un coup, tu sais quoi ?
Les nouvelles se sont tues, et un mec a chanté. Et c'était lui. Et moi, je m'envole. Je m'en vais. J'suis plus là.
Je regarde les nuages, ils courent, et j'trouve ça beau, moi, petit garçon, de quoi ? 8 ou 9 ans.
Cette chanson-là, elle m'emmenait si loin, si loin de cette Renault, de ce dimanche un peu triste,
elle m'émerveillait, tu comprends, cette chanson. Et puis, soudain, mon père, ma mère, je sais plus, l'un deux a dit :
"Oh, mais il est pénible, lui, à répéter tout le temps, c'est extra, c'est extra, c'est extra.."
Et hop, zou, fini, plus de radio. Plus de Léo. Plus de nuages. Plus rien. La solitude...

Comme lui, Léo, le Ferré, tu vois, je pensais que "tout le monde, il était musicien". Vraiment, je l'ai pensé.
C'est beau, n'est-ce pas la musique ? Et les mots, qu'on y fout d'sssus. Des mots d'indiens. Des Mohicans.
J'aime ça, moi.
Alors tu sais quoi ?
Un jour, demain, me suis-je dit, je l'aurai rien que pour moi, tout en entier, oui, du début, jusqu'à la fin, Ferré, personne pour le couper, personne pour arrêter la course des nuages, et basta ! Quand j'serai grand. Libre. Seul.
Et puis, Aix-en-Provence, un samedi, vlan ! Merde ! J'l'ai raté ! Maudit blues... A croire qu'on "prend l'bonheur toutjours en retard". Et alors là, sur cette place, la Renault 12 TL blanche, la radio, c'est extra, tout m'est revenu dans la gueule. L'enfance. La solitude. Et tu vois, c'est marrant, j'suis pas de la vierge, j'suis du lion. Ascendant balance "Qu'on soit de la balance ou du lion/ On s'en balance, on est des lions"
n'est-ce pas ? J'sais pas. Moi aussi, tu vois, j'ai vingt ans. Dans quelques jours.

Or donc Léo Ferré. 1969. Campus, émission mythique d'Europe n°1 (4 avril 1968/8 septembre 1972) Version psy. Avec, bien sûr, Michel Lancelot. C'est une rediffusion Europe 2. Et c'est reparti. Les nuages. La mer. Paris. Les filles. Et cette télé, cette putain, que tu dois éteindre, si tu veux être libre, si tu veux penser, tanguer, avec cette fille qu'a vraiment du chien "de la musique au bas des reins".

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