Chronique des années Léo, Vol X

extrait du livre "LéO FERRé, UN ARTISTE VIT TOUJOURS DEMAIN" de Jocelyne Sauvard

Qui dira cette rouge chanson plus rouge que le sang
Qui dira la virginité de nos caresses
LÉO FERRÉ

Léo Ferré - Chronique des années Léo, Vol X

"Rue des Écoles, le 10 mai 1968. Léo avance au milieu de ses amis, il donne un concert à la Mutualité ce soir. Son corps est dans un mouvement continu. Ses cheveux sont longs, gris. Le ceinturon bloque le jean sur les hanches, la chemise est ouverte sur la poitrine. Le sourire est neuf, vierge, empli de sa liberté, de sa rage, de ses départs.
Il arrive ; il a oublié le costume de scène, les chansons, les mémorables, Verlaine, Rimbaud, Baudelaire, Aragon. Il n’a pas oublié ses poèmes. Il a oublié l’artiste de variété, le parolier, le chansonnier, il n’a pas oublié le musicien. Il est juste un homme qui marche rue des Écoles. Il est là comme tous les ans pour le Gala de soutien au Monde libertaire. Avant la répétition, il prend un verre au Maubert avec Paul, Jean et Maurice. Entouré, il est seul.

Des groupes avec des porte-voix passent dans un flot, un cortège se forme, des étudiants gueulent, le soir vient. La foule envahit la rue des Écoles. Les jeunes le reconnaissent, on l’appelle. « Ferré à la manif ! » Les étudiants qui défilent avec les profs au Quartier latin et le drapeau noir, et le rouge, c’est fantastique, mais chacun son métier. Lui c’est artiste.
Les cheveux chiffonnés, les doigts, forts, roulent la Celtique sans y penser, sa présence emplit le bar. Ses amis bruissent autour de lui. Une célébrité. Ils commandent des bières, répètent son prénom, Léo, Léo. Léo marche entre les rangées de tables, il est tout près. Un nouveau sourire vient. Celui qui dit aux enfants qui vont l’écouter dans le noir « T’fais pas de mouron, fillette, on les aura. »
Comment expliquer qu’on aime et qu’on comprend si on n’a un passeport prouvant qu’on n’est pas sot ?
La foule est énorme. Banderoles, hauts parleurs. Il regarde. Ses amis lui parlent, répètent Léo. C’est une star.

Jamais moyen d’avoir un instant de silence, une bribe de discussion. La star se laisse interpeller, happer, emmener, couper des autres, aime ça, déteste, s’excuse d’un regard qui dit « Il faut bien, je peux quand même pas… » On n’est pas plus abandonné, encerclé seulement par de faux-semblants et de vrais intérêts. Mais ça l’énerve d’un coup. Les autres redisent Léo, ils sont dans l’énamoration, ils raisonnent en grands frères. Ils listent les heures, les services. Léo sait tout cela. Ça ne l’intéresse pas. La foule crie Ferré !

Il sort sur la terrasse. « Je dois travailler, j’ai un concert ce soir, vous savez, je chante à neuf heures. » Il dit comme ça, le tout douceur qu’on a pointé comme le râleur. Sa voix, avec cette tendresse non dite, prononce bien tous les e, ramène la Méditerranée.
Et il déboule. Lancé dans la traversée du plateau, le feu aux trousses. Cingle vers le micro, s’y cramponne, campé au bord de la scène, il a reconstitué en un seul morceau le musicien, le compositeur, le parolier, le poète, l’ interprète, le crieur, le chef d’orchestre.

Le mec tout noir en bas qui gueule la désespérance, c’est lui.
Les modulations coulent, s’emballent, ça défonce.
Dans la cabine de mixage là-haut, l’ingénieur son, l’oeil rivé aux vumètres à aiguille, les accompagne. Le sol trépide. Toute la force vient du bassin sanglé dans le jean, en harmonie avec la terre qui porte les rues pavées.
C’est de là que vient la musique. La voix sort du ventre.
Et l’énergie remonte jusqu’aux cheveux.
Il y va.
Il est rock.
Sa présence emplit les gens.
On l’appelle.
Les garçons et les filles montent sur scène et l’ovationnent.
Ils le touchent.
Léo Ferré est une idole.
Il est devenu jeune.
Il a juste un prénom.
Un prénom comme un nom.
Léo.

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