Léo Ferré - -cahiers d'études n°6
LES ANNEES CHANT DU MONDE
1947 - 1953
LA VIE D'ARTISTE DE LEO FERRE
par Judith Joseph
extrait de "Cahiers d'études Léo Ferré n°6 : Technique de l'exil"

Le chant du monde, maison d'édition communiste, est la première des six maisons de disques qui publièrent Ferré de 1954 à 1992. Un contrat signé le 29 avril 1947 stipule que "M. Léo Ferré cède au Chant du Monde l'exclusivité pleine et entière de toutes ses oeuvres, paroles et musique". Un premier disque sort en février 1954 : c'est un 25 cm dont la pochette représente, sur fond bleu, un dessin de Brunel. Ce disque devait à l'origine contenir la chanson Le temps des roses rouges qui a été finalement écartée par l'éditeur. Ferré a parfois évoqué cette censure avec ironie : " Ils ont considéré à l'époque que c'était une chanson anticommuniste. Eh bien, ils avaient raison..."

Ferré réenregistre donc Le Temps des roses rouges avec un orchestre en 1969 chez Barclay mais Le Chant du Monde attend 1998 pour sortir, à titre posthume, la version originale piano-voix de 1950. En 1993, le Chant du Monde sort un CD, vite fait, mal remixé, intitulé Premières chansons qui reprend les onze titres du 25 cm auxquels on adjoint, en plage six, une version inédite de Monsieur William. En 1998 sort aussi La vie d'Artiste de Léo Ferré, un album de deux CD sous-titré Les années 1947 - 1953. Sur les trente-quatre titres proposés, vingt-cinq ont été enregistrés chez le Chant du Monde entre 1950 et 1953. Les neufs autres ont été retrouvés dans les archives de l'INA ou celles de l'artiste.

Ce double album est exceptionnel à plus d'un titre : d'abord il propose deux versions des onze chansons qui ont constitué le premier 25-cm de Léo Ferré. Ensuite, il nous offre deux autres titres enregistrés chez le Chant du Monde en 1950 : Monsieur William, déjà proposé dans l'album Premières Chansons en 1993 et La femme adultère totalement inédit, qui fera partie du recueil Poète ... vos papiers ! en 1956. Enfin, les neuf titres des archives - eux aussi inédits - sont :
- Madame Angleterre, chanson extraite de l'oratorio De sac et de cordes, enregistrée au cabaret Le Trou le 2 juin 1950 dans le cadre de l'émission Théâtre au Quartier latin ( archives INA).
- A la Villette enregistrée le 8 février 1950 dans l'émission De la République à la Villette (archives INA).
- Les châteaux dont le texte est signé Georges Ribemont-Dessaignes, enregistrée le 16 octobre 1949 dans l'émission Au fil de l'eau ( archives INA)
- Le métro - paroles de Francis Claude et Léo Ferré - et la Rengaine d'amour, enregistrées le 15 juillet 1948 dans l'émission La poésie chantée (archives INA)
- Paris enregistrée le 13 février 1948 dans l'émission Enquête sur la chanson (archives INA)
- L'Opéra du ciel (archives Ferré) texte qui fera partie lui aussi du Suzon et Ils broyaient du noir (archives Ferré).

C'est donc au total vingt-deux enregistrements rares ou inédits que nous propose ce très beau double album en format, présenté par un texte de trente pages signé Robert Belleret, illustré de photos couvrant la période de 1931 à 1957. Le titre Paris est une curiosité : c'est le texte pour lequel Ferré a signé son premier contrat d'édition chez Le Chant du Monde en 1947. Il en enregistre une partie l'année suivante et la chantera intégralement en 1990 sous le titre : L'Europe s'ennuyait. Mieux que la théorie du pain perdu défendue par la biographie de Belleret, il s'agit bien plutôt, comme le dit Luc Vidal, d'une méthode du palimpseste, d'une recréation à partir d'une chanson existante.

La Vie d'Artiste de Léo Ferré présente donc un Ferré d'une trentaine d'années, débutant à Paris et qui cherche sa voie, qui essaie sa voix. L'auditeur attentif saura y déceler les thèmes que Ferré développera tout au long des quarantes années suivantes. On regrettera seulement que ces enregistrements ne soient pas (re)sortis plus tôt ; peut-être cela aurait-il donné à Ferré -savait-il seulement que ces chansons existaient ! - l'envie de les réarranger, de les réenregistrer. Combien de titres dorment ainsi dans les caves de l'INA, combien dans les cassettes personnelles de Léo Ferré qui attendent dans les abîmes du temps et du soleil toscan.

Nous avons soif de Ferré, de ses Villon, de ses Baudelaire, de ses essais, même mal enregistrés. Il faut les publier. Le succès de Métamec, sorti en mars 2000, montre que beaucoup attendent. Tout ce qui n'est pas offert, d'une manière ou d'une autre, est perdu.

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