Léo Ferré - Benoît misère

Extrait du roman de Léo Ferré " Benoît misère "


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Les jours où Magdaléna sans buanderie faisait des raviolis, son établi était près du fourneau dont Chino lui confiait alors la haute surveillance. Moi, menton au ras de la table, je regardais. Je regardais cette femme instruisant la farce -de boeuf et de blettes mêlés-, la malaxant ensuite avec un oeuf et une rapée de parmesan, du pas trop jeune du pas trop vieux, et la divisant ensuite en petites boulettes qu'elle installait sur la large pâte repassée comme une chemise de soie dont on mangerait, pâte fine, forte et qui, retournée, s'emboitait sur la farce, la gaufrant plus précisément et formant de petits chapeaux fermés et détaillés à l'aide de la roulette qui leur faisait les bords édentés et de quoi satisfaire l'oeil quand la fourchette piquerait dans leur feutre. On les comptait par douzaine, je les comptais aussi, les plaçant en rangs serrés sur un torchon propre, enfariné jusqu'à la trame : dix, vingt, trente, cinquante, quatre-vingt douzaines ! nous étions de gros mangeurs. Nous avions l'appétit en dodécavision.

- Tu as bien compté, Benoît ?
- Oui, tante Magdaléna.
- Recompte encore une fois.

La fierté de cette femme s'arrêtait au comptage des raviolis. À la buanderie on le savait, on la questionnait pour lui faire plaisir. Alors elle se rengorgeait et déployait mentalement ses jupes en un déploiement de paon.

- Aujourd'hui, cent vingt ... si j'avais eu un peu plus de farce j'arrivais à cent cinquante. Avec la pâte qui me restait, j'ai fait les tagliarini. les chutes de pâte discrètement mises de côté et qu'elle amalgamerait ensuite à la pâte restée vacante, pour repétrir le tout, servaient à faire les tagliarini, cheveux crème étalés sur la planche telle une perruque de blé vu d'en haut, noblesse du spaghetti.

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